Qui est Professeur ÉDOUARD BETOBO BOKAGNE ?
Le Professeur
ÉDOUARD BETOBO BOKAGNE
- Est Historien. Chargé de cours à l'École normale
supérieure de Bambili (en 2016) ;
- Maître de conférences en Histoire des religions,
des civilisations et Egyptologie.
- Est actuellement Chef de département d’Histoire à
l’Université de Yaoundé I.
- Œuvres textuelles :
• La machine évangélisatrice et civilisatrice
(2016)
• Le dilemme africain (2016)
• La croix ou les fétiches (2016)
NOTE DE LECTURE DE L’OUVRAGE :
Libye 2011, le Plan macabre de Destruction de la Libye
de Kadhafi Témoignage
inédit d’un Africain au cœur des événements de 2011
En 2011, eut lieu une tragédie qui venait clore une extraordinaire aventure
idéologique et politique, un rêve inachevé qui laissa à l’Afrique, un goût amer
de fiel et de cendre : l’effondrement de la Jamahiriya Arabe Libyenne du
colonel Mouammar Kadhafi sous les coups d’une coalition internationale conduite
par les pays occidentaux, dans la foulée des mouvements de peuples consécutifs
à ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « Printemps Arabe ». Un
Camerounais s’y trouvait : Gilbert
Nkamto. Il y est allé. Il a vécu. Et il dit. Dans un récit témoin, il nous
livre une exceptionnelle expérience historique qui plonge son lecteur dans les
méandres d’un drame scabreux. Il m’a fait l’amitié de me demander de le lire
pour son lectorat et d’en faire, de la perspective de l’historien que je suis,
une note de présentation. La voici donc à Douala…
l- L’ouvrage
Édité aux éditions TIG en 2021, onze ans après les faits, l’ouvrage de 343 pages
offre, dès son sommaire, trois grands axes.
Le premier est une partie liminaire. On y trouve d’abord la préface de
Madame Cynthia Ann McKinney, une ancienne élue américaine qui livre, dans un
commentaire dépouillé et bref, de cette horreur, un regard d’intellectuelle.
Puis suivent les remerciements de circonstance à tous ceux, nombreux et
multiformes qui l’ont vécue, subie et ont témoigné ; aidant par ce fait à
la construction de ce témoignage supplémentaire. Ensuite, l’auteur nous propose
une carte du pays meurtri pour que le lecteur se repère dans les sites
géographiques où tout se déroulera. Après quoi, dans une émouvante lettre de
cinq pages adressée à ses amis passés et présents, l’auteur nous introduit dans
l’esprit de son propos : tout en piété, en vœux, en regrets et en
consternation. C’est le constat amer de la consommation de l’inévitable ;
mais aussi l’appel à un sursaut collectif vers une ultime responsabilisation.
Enfin, dans l’avant-propos, tout en interrogations, l’auteur analyse l’ambigu
héritage et rapport que l’homme, Kadhafi, a entretenu avec son peuple ;
dont le caractère obscur dit toute la quintessence de l’histoire dont il relate
le caractère tragique ; et qu’on peut résumer dans la question qu’il a
lui-même posée : Kadhafi était-il l’homme du peuple, de son
peuple ? En
effet, l’était-il ? C’est à cette question problématique que tout l’exposé
de la deuxième partie tentera de répondre.
Le second axe donc, sur lequel nous nous attarderons dans l’exposé, est le
plus long. Il constitue la substance même du récit, en huit chapitres qui vont
de la page 20 à la page 234, (soit 214 pages), et le témoignage proprement dit.
Je ne m’y attarde pas parce que j’y reviendrai.
Vient le troisième axe : fait d’annexes. Leur utilité est
évidente : elle est la documentation en sources iconographiques, en
reproduction de speeches ou d’observations qui authentifient le témoignage et
en accentuent le caractère tragique. Ils affirment avec force ce que l’auteur a
déclaré avec clarté : il était là. Ce qu’il a vu, comme il l’a ressenti,
d’autres l’ont perçu de même. Il était près de certains, acteurs de premier
plan et a vécu, près d’eux toujours, avec eux souvent, en eux parfois, la
destruction qu’il relate et dont il livre en catharsis, la dimension
regrettable. C’est en parcourant cette partie qu’on peut s’exclamer avec
horreur, comme je l’ai fait : ainsi donc, c’était vrai ! C’était donc
ainsi ? Trois fois hélas : c’était ainsi. C’était ainsi… Mais quoi
donc était-il ainsi ? Nous le comprendrons en parcourant, par le menu, ce
témoignage. Que s’est-il passé en Libye en 2011 et même un peu avant ?
Laissons parler Gilbert Nkamto qui y était et vivons le drame avec ses yeux…
ll- L’ouvrage
La narration de Gilbert Nkamto est fluide. À la limite, poétique… À la
manière des auteurs de thrillers d’horreur, il campe le décor du terrain de la
catastrophe ante tragedicus.
Le premier chapitre s’intitule : « La Jamahiriya Arabe Libyenne à l’aube de l’attaque ». Il nous
ballade à Tripoli, en février, dans une sereine quiétude où tout va pacem sereneticus… La Libye du colonel Kadhafi
est paisible. Elle l’est depuis une histoire qui a connu sa rupture en 1968,
quand de jeunes officiers renversent le roi Idriss, avec à leur tête un capitaine
devenu depuis lors colonel : Mouammar Kadhafi.
Cette aube raconte une histoire que Gilbert Nkamto qui a délaissé son pays
pour en explorer les rivages verdoyants ne peut que trouver exaltante. D’un
immense territoire aride, désertique, sous-peuplé et hostile, Kadhafi a su en
faire une terre prospère, accueillante, inspirante où lui, le jeune
Camerounais, a pu trouver une place et une envie : partager cette
exaltation avec d’autres et en diffuser l’inspiration dans la grande Afrique en
panne de repères. Kadhafi l’avait fait sur trois socles.
D’abord, il avait construit un sens d’appartenance à une Libye africaine et
arabe moderne, affectueuse et intègre. La richesse du sous-sol, nationalisée,
avait entièrement été mise au service du peuple, produisant une douce quiétude.
Le peuple lui-même, sous sa conduite, s’était laissé aller à une douceur de
vivre relativement apathique dans laquelle les structures politiques,
atypiques, faites d’organismes de masse, reflétaient une idéologie pas toujours
comprise comme elle aurait dû l’être. Ensuite, il avait construit un sentiment
africain et arabe nationaliste, fervent, fier et épris de liberté. Cette
liberté, constamment menacée par ces ismes
occidentaux agressifs, en faisait un territoire cerné de règnes belliqueux et
hostiles qui, cent fois, étaient montés à l’assaut de la Libye et cent fois, en
avaient été repoussés. Cette sensation de siège avait fini par dominer et créer
une Libye en bulle, dans un océan houleux ; toujours en danger de subir
des tsunamis… Et des tsunamis, il en avait subis : le dernier étant un
lourd embargo imposé par les États-Unis duquel il se remettait à peine.
Le tsunami, par essence, est ce raz-de-marée venu des profondeurs de
l’abîme. Pour la Libye de Kadhafi, cet abîme, ce sont les profondeurs du pays
arabe d’où proviennent d’inquiétantes nouvelles. Des décennies plus tôt, en
Tunisie et en Égypte, loin mais si proche de la Libye, avaient eu lieu des
putschs qui renversèrent des acteurs pleins d’histoire : Habib Bourguiba
ici et Anouar Sadate là. Et s’étaient installés des régimes moins
emblématiques, plus compromissifs, qui avaient ouvert les masses à une
dangereuse promiscuité culturelle : de l’islam – que Kadhafi entendait
garder puriste – avec les valeurs dépravées de l’Occident et du socle arabe
séculaire avec la notion viciée de démocratie. Tout cela avait fermenté en un
bouillon rendu nocif par la terrible atonie de ces régimes. Et, tout d’un coup,
du jour au lendemain, la marmite avait sauté. Au long hiver de ces États, avait
succédé un printemps de masses survoltées. Soudain, les pays étaient devenus
ingouvernables ; et le raz-de-marée s’étendait, violent, incoercible,
jusqu’aux berges de Tripoli.
Si, comme voulaient le croire les riverains qui vécurent le basculement, la
Libye n’était ni la Tunisie, ni l’Égypte, comment a-t-elle donc basculé ?
En lisant Gilbert Nkamto, on en comprend l’enchevêtrement : logique,
imparable ; situé dans les constrictions historiques ayant fabriqué cette
Libye. Il n’est point de Jardin d’Éden sans serpent ou de paradis sans diable.
Fabriquer le rêve et le miracle libyen a exigé d’en cantonner les forces
hostiles dans les limbes orientaux : Tobrouk et Benghazi, devenues par la
même occasion les lieux de fermentation des révoltes et le fief d’agressions et
de récupérations multiples. C’était d’anodines irruptions : comme elles
avaient eu lieu par le passé ; qui pouvaient encore, aujourd’hui comme
hier, être dépassées ; mâtées, réduites. Mais l’Occident s’était emparé du
phénomène de ces masses agitées, sans leader, à qui il voulait prêter une
idéologie. Ses médias en relataient la méiose ; l’amplifiaient, la
déformaient et, par-là même, la conduisaient. Ce fut brusque, soudain total.
Qui perd l’avantage de la communication dans un espace survolté perd la maîtrise
du cours des événements. Et, en matière d’évènements, ce qui survenait en Libye
comme dans le monde arabe ne possédait aucun équivalent.
Cela ne prit que quelques jours pour diviser la Libye en deux camps et
dresser les prodromes d’une guerre civile. L’un des deux était l’État des
masses issu de la révolution du 1er septembre 1968 et l’autre, les
insurgés rassemblés par des révoltes tant de fois mâtées et désormais légitimés
par les printemps arabes, par les médias occidentaux, par le contexte international
et par les lendemains de la Guerre Froide. Chacun des deux camps parcouru les
sables de Libye, sous le regard médusé de Gilbert Nkamto ; essayant de
s’imposer médiatiquement et de vivre – ou de survivre – politiquement, dans un
dialogue de sourds qui avait d’autant moins de chance de se faire comprendre
que l’ennemi qui ne dort jamais avait compris tout le parti qu’il pouvait tirer
de la situation, au fur et à mesure qu’elle devenait délétère.
Nous voici au deuxième chapitre : « Kadhafi réveille son peuple ». Le constat préliminaire de la
première page est criard de vérité : Kadhafi voyait les choses lui
échapper. Gilbert Nkamto nous donne-là deux clés pour comprendre l’attitude des
Libyens à travers la démarche de leur guide. Il comprenait que son obsession
pour une Afrique unie l’avait amené à délaisser son peuple et que ce qu’il
vivait-là était du ressentiment de masses se sentant abandonnées. Mais surtout,
le rêve d’unir l’Afrique et de faire de sa Libye la tête de proue d’une avancée
stratégique significative avait été perçu avec inquiétude de ces puissances-là
qui savaient le tort historique qu’elles firent jadis à l’Afrique et le peu
d’emprise – visible dans ce que la Libye son porte-parole était devenue – si
celle-ci se réveillait.
Ce chapitre décrit la tentative de reprise en main de la Libye par Kadhafi
qui eût sans doute empêché la déliquescence de ce pays, la guerre civile
subséquente, le drame de l’Afrique noire au Sahel et au Soudan occidental et
central. Ce témoignage du dedans dit clairement ce qu’il a été des efforts du
Guide de la révolution libyenne et jusqu’où il a porté. Kadhafi n’était ni un
pleutre, ni un adepte du compromis. Militaire dans l’âme, il comprenait les
batailles en termes d’adversaires, de terrain à occuper, d’armés – donc
d’ennemis – à vaincre et d’alliés à rallier. Et ce fut l’axe vers lequel porta
son offensive ; axe que Gilbert Nkamto a vécu et dont il fournit les
résultats.
Vient le troisième chapitre : « Les mainstream et le piège médiatique » qu’on pourrait aussi
intituler le tournant. Ce tournant, dont l’ouvrage raconte le cours
événementiel, est d’abord et surtout celui de la lutte du dehors contre le
dedans. L’en-dedans, c’est l’habituel ; la ritournelle, si l’on peut ainsi
dire ; le déjà entendu et le réchauffé que le discours officiel a rabâché
en des situations difficiles. Mais celle-ci n’est pas seulement
difficile : elle est aussi exceptionnelle. Un autre son de cloche, au
moins tout aussi puissant, se fait entendre. C’est la voix de l’Occident certes,
relayée par les médias classiques que personne n’eût entendus, s’il n’y avait
le son du frère-qui-ouvre-la-porte : Al-Jezeera, cette puissante chaîne
qatarie qui, mieux qu’aucune autre, sait présenter l’Occident à l’Arabe dans la
langue et les valeurs qu’il comprend. C’est un terrain où, jamais le kadhafisme
n’avait pensé se battre ; ni ne s’y était préparé à livrer bataille.
Gilbert Nkamto le dit avec consternation : « C’est le terrain où Kadhafi s’est fait battre dès le départ ».
Curieux espace que celui de la communication en temps de guerre !
Comment des mots peuvent-ils être plus puissants que des armes ? Parce
qu’ils portent des intentions. Ils créent des virtualités qui deviennent des
réalités. Ils sèment l’illusion. Ils justifient le forfait. Ils vendent un
concept étrange à concevoir : une Libye dictatoriale, assaillie par un
despote violent, en danger d’être exterminée. Ils créent pour l’opinion,
l’illusoire messianisme international tant de fois réitéré lorsqu’il est
question de s’emparer d’une chose convoitée. Cette Libye fermée, on peut enfin
y entrer. Et les journalistes meanstream se tinrent là pour ouvrir ses portes
aux hordes avides de carnage, déferlantes.
Vient le quatrième chapitre : « L’attaque contre la Libye souveraine ». Troie fut prise lorsque
le cheval entra dans ses murs. Mais pour la Libye, il n’y eut rien de tel. Une
coalition qui n’avait pour elle que le prétexte rôdait à l’extérieur. Tout ce
qu’il lui fallait était un peuple vociférant, aussi minoritaire fût-il ;
et une autorité légale désireuse de remettre de l’ordre, aussi légale
eusse-t-elle été. Les deux se trouvaient en cette jonction ; et c’était
tout ce qu’il leur fallait pour leur prétention. Voilà donc les axes, bien
coordonnés, qui vont s’unir pour faire tomber un des pays les plus prospères
d’Afrique.
Le peuple vociférant fut mû et travaillé par des agents provocateurs qui,
depuis longtemps, l’avaient infiltré et œuvraient à le déstabiliser par le fait
d’hères ayant tout à gagner et plus rien à perdre : des bagnards libérés,
le sursaut de la foule illusionnée, le symbolisme de l’impossible à atteindre.
Cela donnait des groupes disparates et hétéroclites en branle ; que
relayaient les médias stipendiés. Face à cela, un militaire – Kadhafi en était
un – ne pouvait réagir qu’en militaire. De tout temps, les foules agitées ne se
calment que par un électrochoc plus véhément encore. Et vint
l’impensable : des casernes dévalisées, des foules peu avisées et mal
encadrées s’emparant d’arsenaux, les vidant, les dispersant ; action aussi
déraisonnable que logique qui ne pouvait que susciter une réaction bien plus
déraisonnable et davantage logique, que l’entêtement à restaurer l’ordre.
Et lui, Gilbert Nkamto était là, voyant lentement le monde qui l’avait
accueilli s’embraser. Il relate les faits qui attestent le complot : la
présence de la CIA, les manipulations, la sordide propension à répandre la
fausseté. C’était une guerre de l’intérieur qui commençait ; d’autant plus
en danger d’être perdue que la Jamahiriya qui la livrait n’avait jamais pensé
la livrer de cette façon ni ne s’y était préparée. Il faut le dire ; et
Gilbert Nkamto le dit : l’attaque fut planifiée depuis les officines
diplomatiques occidentales qui, en enjoignant aux leurs de quitter la Libye
sans délai, en ajoutaient à la panique ambiante. Mais elles faisaient
plus : elles créaient l’inévitable synergie de forces hostiles sans
laquelle le soulèvement oriental de la Libye eût été une mièvre révolte.
Comment décrire ce qui s’est alors passé ?
Il faut en avoir été témoin, avoir été dans les lieux et raconter le cours
des évènements par maints témoignages anecdotiques de relations qui virent leur
univers s’effondrer. Et pour ceux qui n’en eurent pas la chance, il faut
s’abreuver à la lecture de l’ouvrage de Gilbert Nkamto dont le récit pourvoit
une peinture vivifiante.
Voici le cinquième chapitre : « L’effondrement du régime Kadhafi ». Il y a trois lectures
possibles qu’on puisse faire de cette tragédie : historique, médiatique et
événementielle. Sur le plan historique, l’effondrement du régime de Kadhafi
doit se lire dans la compréhension des contrastes libyens entre un est frondeur
et un ouest loyaliste. Cette réalité, vécue, intériorisée et acceptée comme une
façon d’être typique, n’avait sûrement jamais devoir être vécue au milieu d’un
ensemble de facteurs improbables comme le terrible lynchage médiatique que le
pays a vécu ou bien la formidable agression juridique et militaire qu’il a
subie. C’est pourtant ce qui advint.
Devant cet effondrement, apparait une autre réalité : la lutte de
succession au sein du clan Kadhafi dont la progéniture, issue de lits
différents, a développé avec le peuple libyen, des affects particuliers et
parfois – sinon toujours – antagonistes. Une guerre se livre conséquemment dans
la guerre. Mais pas seulement : c’est aussi le rejet de la politique
africaine du Guide que ces masses – et leurs notables – d’abord et avant tout
arabes, n’ont jamais ni comprise, ni acceptée. C’est ici que Gilbert Nkamto
situe le basculement. Parmi les successeurs putatifs, l’un d’eux, Saïf
al-Islam, s’est imposé comme souvent dans ces cas-là, sur des purges et des
mécontentements qui ont constitué, dans le cercle des puristes, le bois du
brasier de la révolte. Commence le crépuscule des crapules, la saga des
traîtres et agents doubles en qui les puissances ennemies vont naturellement
trouver des alliés.
C’est ici que Gilbert Nkamto s’interroge : pourquoi cette obstination
occidentale à abattre le Guide de la Jamahiriya ? Kadhafi a donné,
récemment, des gages de fréquentabilité. Il a mis un terme à tous ses
programmes d’armement de destruction de masse. Au sortir d’un éprouvant
embargo, il a, fort des avoirs de son pays, constitué des placements judicieux
au sein des économies occidentales surendettées. Par-là même, il les a
fragilisées. L’effondrement de son régime retarde et brouille l’heure des
comptes. Et la conclusion tombe comme un couperet : croire que les
printemps arabes soient autre chose qu’un plan impérialiste orchestré pour
abattre un mastodonte nord-africain serait naïf.
Tout comme a été naïve, la communication de Saïf al-Islam annonçant
l’entrée des forces libyennes à Benghazi pour mâter la conspiration. Sur une
Libye affaiblie, les prédateurs assènent l’estocade : la no fly zone. Autant en emporte le vent, pourrait-on
dire. Tout se joue au Conseil de Sécurité de l’ONU que Kadhafi a justement
appelé « Conseil de terreur » ; tant cet organe reflète les
politiques des bourreaux. Si l’intention d’interdire les vols sur l’espace
libyen était de protéger les civils, la réalité de cette interdiction fut de
permettre aux forces de l’Otan de survoler le sol libyen, d’en massacrer les
forces qui était déjà bombardées par les Américains depuis la Méditerranée. Le
sort apparaissait comme scellé.
Nous voici rendus au sixième chapitre : « Les Missions indépendantes après les résolutions 1970 – 1973 ».
Ce chapitre traite d’un pan largement méconnu de la crise libyenne :
l’organisation d’une résistance intérieure centrée sur ces organisations
indépendantes qui ont connu la Libye du dedans. Il faut en situer le contexte
pour en comprendre la dynamique dans le récit. L’effort désespéré du Guide de
reprendre l’Est d’où montait le feu de la révolte avait engendré un cadre
juridique particulièrement défavorable. Les médias mainstream y avaient trouvé
l’axe providentiel par lequel harceler leur proie qu’elles sentaient prête à
tomber au sol. C’est alors que des profondeurs de la révolution, monta un
réservoir de forces nouvelles désireuses d’apporter au Guide, l’énergie de sa
société civile. Celle-ci, par habitude, représentait plutôt le creuset de
forces internes qu’un mouvement de masses comme la Libye de Kadhafi secrète
pour conserver son équilibre interne.
Si Gilbert Nkamto en parle ici, c’est qu’il se trouva greffé à une structure
nouvellement créée en ce sens, dernière-née des forces de salut. L’intérêt de
cette structure est le suivant : dans l’agonie de la fin, le Cabinet Civil
du Guide s’y arc-bouta du mieux qu’il put, lui octroyant toutes les facilités
possibles pour expliquer, à l’international, l’agression contre la Libye. Si,
dans cette ambiance du naufrage du Titanic la nouvelle organisation parvint à
se hisser au premier plan d’organe de restitution de la vérité, c’était
malheureusement dans toutes les manifestions de la veulerie et de la félonie
humaines en face du profit mesquin. Les forces internationales se ruaient
contre le régime libyen avec, disaient-elles, l’intention d’en sauver le
peuple. Mais approchées pour recevoir la substance du réel de ce que vivait
effectivement ce peuple, elles s’étaient forgé leur propre réalité alternative,
adossée sur des intentions aussi cupides que mesquines. Le récit n’est pas
prospectif. Il est événementiel. C’est rétrospectivement que l’auteur se rend
compte de la substance du tout-venant que cette ambiance de fin de monde
amenait à Tripoli, attirés par les illusoires mirages d’une hypothétique
caverne d’Ali Baba recelant les mirifiques trésors que l’on prêtait au Guide de
la Révolution libyenne.
En lisant ce chapitre, toutefois, une observation pertinente se dégage. Les
organisations indépendantes – en particulier la FFC dont Gilbert Nkamto était
le vice-président – eussent pu efficacement jouer leur rôle si la coordination
avait pu être la plus effective. Mais dans la Libye en cours d’effondrement, le
clan Kadhafi lui-même représentait des variantes de cet effondrement. Les
portions d’espace de pouvoir de chaque membre de la Famille Kadhafi jouaient
les rôles de portails blindés à franchir, pour lui venir en aide. Si
l’extérieur agressait la Libye et menaçait de la détruire, celle-ci se
détruisait tout autant de l’intérieur. Il y a toutefois un mérite ultime à ce
chapitre : dans son récit de l’effort de sauver un régime à l’agonie, il a
restitué au kadhafisme, son humanité.
Le septième chapitre est écrit avec les tripes et s’intitule : « La peau noire dans la crise libyenne ».
Aucun chapitre n’est plus contextuel ou consubstantiel au paradigme de
l’auteur : Gilbert Nkamto et de l’aventure : celle de la Jamahiriya.
La Libye de Kadhafi appartient à l’Afrique nordique, méditerranéenne, arabe et
blanche. Tout dans son parcours et son histoire la rattachent au monde
leucoderme contre lequel la fougue du colonel Kadhafi l’a braquée. L’histoire
surtout : elle est ancienne, faite d’invasions et de vagues de peuplement.
Les plus récents furent les Mamelouks, la domination ottomane de Selim et de
son fils Soliman le Magnifique. Ce sont ces dominations-là qui, avec la
Question d’Orient qui fut le problème de la liquidation de l’héritage turc sur la
Méditerranée, ont plongé la Libye dans sa colonisation italienne, dans sa
décolonisation et dans la royauté d’Idriss 1er qui n’était rien
d’autre qu’un autre pachalik. Et Kadhafi vint liquider cet héritage ancien pour
plonger son pays dans le panarabisme théorisé par Nasser.
Le panarabisme a connu ses heurts, mais surtout ses malheurs, avec la
récurrente intervention américaine au Proche et Moyen Orients, pour des
intérêts géostratégiques. Les efforts du Guide de la Jamahiriya de soulever ces
masses arabes s’étant révélés infructueux, Kadhafi s’est retourné vers
l’Afrique noire et vers ses Africains. Ce revirement possède une historicité.
Et cette historicité a façonné, d’une certaine manière, la perception
intérieure libyenne de l’homme noir ; laquelle perception s’est invitée
dans la crise libyenne. De quelle façon et pour quels résultats ?
La façon d’abord : la Libye, riche, a attiré des masses paupérisées
d’Africains noirs désireux d’un mieux-être. Ils y ont été grassement accueillis
et se sont montrés reconnaissants pour cette générosité et bien plus
précautionneux à l’égard de qui la leur a pourvue. Les Noirs immigrés en Libye
aiment – que dis-je aimer ? – idolâtrent Kadhafi, le bienfaiteur, l’homme
de tous les bienfaits. Ils s’en montrent fidèles et reconnaissants ;
attachés et loyaux. Et ceci crée une perception qui ne manquera pas de se
ressentir dans le conflit. S’il aurait pu être naturel qu’il y ait une espèce
de Légion Étrangère nègre en Libye ; (légion qui, en fait, n’a jamais existé) ;
la logique belliqueuse qui s’est installée l’a voulue, l’a créée et a voulu
l’exorciser. Ainsi est né l’avatar du « mercenaire noir » de Kadhafi.
Il est Africain, originaire du Sud du Sahara. Il soutient aveuglement le Guide
honni. Le ligoter, le pendre et l’éventrer est moral, licite et fortement
recommandé. Et les média mainstream
qui ont pris position dans le conflit l’ont tacitement endossé, et non
seulement, mais aussi ont fermé les yeux sur ce qu’on lui ferait, légitimant,
ce-faisant, les abus exercés sur sa personne.
Curieuse et paradoxale dichotomie que la bataille qui s’exercera alors avec
les exactions contre une seule humanité : blanche, libyenne ;
ignorant les siennes sur cette autre, noire, africaine. Elle résume tout le
drame communicationnel de ce complot inique. Car ici, Kadhafi, essentiellement
un pragmatique, a évolué en marge d’une société qui n’a jamais adopté ses
repères. Elle se sait blanche, arabe : peut-être turque ou
italienne ; mais surtout pas noire et africaine. Et même, la Libye a une forte
population noire qui, de tout temps, a coexisté avec la blanche. Mais dans le
conflit qui la déchire aujourd’hui, principalement dans les grandes villes qui
servent de zones d’affrontement, c’est là que l’homme noir, éviscéré, sert de
bouc émissaire à la diatribe anti-régime de Libye.
Et voici le huitième et dernier chapitre : en quelque sorte l’hallali,
que l’auteur a intitulé : « La
chute de Tripoli ». En paraphrasant la Sainte Bible, on peut en
dire : tout est accompli. Et le récit de décrire, en mots amers, la
descente aux enfers : plus de vivres au marché… Le pain devenu rare… Les
boutiques qui ferment à midi… Les longues files de plusieurs kilomètres devant
les stations d’essence. Lentement, la Libye, ayant éteint le phare qui lui
accordait sa luminescence, allait vers son Golgotha, cette colline de tous les
calvaires où la mort ne finit plus de mourir. À Tripoli où vivait l’auteur dont
l’heure des vacances avait sonné, on approchait de la fin du monde. Curieux
moment que cette heure où tout est normal dans l’anormalité. Tout se
désagrégeait. Mais comment partir ? Que subsisterait-il du monde qui
s’effondre quand le monde, parvenu à sa fin, se serait effondré ?
Ceci est intéressant à lire de la perspective de quelqu’un qui a vécu la
fin du monde. Ployant sous les coups des forces coalisées de l’OTAN et des
rebelles, le régime de Libye, après avoir longtemps vacillé, s’effondrait.
Là-bas, vers l’Est, Kadhafi s’était enfui à la tête d’un convoi qui n’aurait
plus ni sécurité, ni abri. Dans Tripoli désertée par son chef, le rebelles du
CNT soutenu par les Américains progressaient inexorablement. Le récit est
doublement poignant. Ce n’est plus seulement le sort de Kadhafi, quelque part
entre Benghazi, Misratah ou Adebiya qui est en jeu, mais celui de l’auteur,
Gilbert Nkamto, à Tripoli, dans un secteur qui apercevait les premières
colonnes de rebelles progressant. Et retranchés, les derniers fidèles se
préparaient pour le baroud d’honneur. L’heure du chien et loup, quand vient la
nuit alors que le jour n’est pas encore tombé. Ce fut l’heure des derniers
préparatifs ; les drapeaux qu’on rapporte, le vert de la Jamahiriya remisé
à regret, et le vert rouge jaune de l’immigré qui cherche désormais l’abri de
sa lointaine nationalité.
Le récit se conclut dans cet autant en emporte le vent ; dans la
tragédie des siècles et dans le chant des morts. Vient la nostalgie des moments
sombres et les cris de douleurs où leurres et lueurs racontent les regrets et
les épiques nostalgies. Au loin, Kadhafi est mort. À Tripoli, son régime est
tombé. Commencent pour maints peuples, le Libyen d’abord, ceux de la bande
sahélienne ensuite, le début d’indicibles souffrances. Et surnage, sur leurs
malheurs, l’aura sinistre de Kadhafi, glorieux prophète, qui prédisit cette
heure de malheur. Il a vécu. Oyez, Kadhafi n’est plus. Il a vécu.
Sachez-le : vous le regretterez. Le naufrage du Titanic libyen consommé,
comme dans la tragédie de Moby Dick, il resta tout de même un témoin pour en
raconter les heures sombres, alors que, dans la pâleur des incertitudes, il
cherchait son salut dans la fuite.
Voilà le récit, pour qui veut le lire ; pour qui sait le comprendre.
Il comporte ses leçons. Il est écrit avec sa verve : d’un jet rageur, tout
en étonnement lucide ; tout en regrets éthérés ; tout en pleurs
vengeurs ; tout en acrimonie vaporeuse. Les annexes aident celui, avide de
documentation, qui en recherche des preuves supplémentaires. En refermant les
dernières pages de ce récit éblouissant, j’ai levé les yeux en cherchant dans
les ombres qui passent le souffle de Kadhafi. Il en imprègne chaque ligne. Et
sa voix y raisonne comme s’il y disait : lisez ce livre, c’est mon
testament. Je l’ai lu une fois. J’en entamerai une seconde lecture ; Quand
vous l’aurez lu, vous aussi, c’est ce que vous ferez.
Merci, Monsieur Gilbert Nkamto, pour ce merveilleux témoignage !
Pr.
BOKAGNE Edouard