mardi 7 juin 2022

Le Professeur Edouard Bétodo BOKAGNE Analyse le Livre de Gilbert NKAMTO Sur la Destruction de la Libye de KADHAFI - 2011.


Qui est Professeur ÉDOUARD BETOBO BOKAGNE ?

 Le Professeur ÉDOUARD BETOBO BOKAGNE 

- Est Historien. Chargé de cours à l'École normale supérieure de Bambili (en 2016) ;

- Maître de conférences en Histoire des religions, des civilisations et Egyptologie.

- Est actuellement Chef de département d’Histoire à l’Université de Yaoundé I.

- Œuvres textuelles :

• La machine évangélisatrice et civilisatrice (2016)

• Le dilemme africain (2016)

• La croix ou les fétiches (2016)

 

NOTE DE LECTURE DE L’OUVRAGE :

Libye 2011, le Plan macabre de Destruction de la Libye de Kadhafi Témoignage inédit d’un Africain au cœur des événements de 2011

En 2011, eut lieu une tragédie qui venait clore une extraordinaire aventure idéologique et politique, un rêve inachevé qui laissa à l’Afrique, un goût amer de fiel et de cendre : l’effondrement de la Jamahiriya Arabe Libyenne du colonel Mouammar Kadhafi sous les coups d’une coalition internationale conduite par les pays occidentaux, dans la foulée des mouvements de peuples consécutifs à ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « Printemps Arabe ». Un Camerounais s’y trouvait : Gilbert Nkamto. Il y est allé. Il a vécu. Et il dit. Dans un récit témoin, il nous livre une exceptionnelle expérience historique qui plonge son lecteur dans les méandres d’un drame scabreux. Il m’a fait l’amitié de me demander de le lire pour son lectorat et d’en faire, de la perspective de l’historien que je suis, une note de présentation. La voici donc à Douala…

l- L’ouvrage

Édité aux éditions TIG en 2021, onze ans après les faits, l’ouvrage de 343 pages offre, dès son sommaire, trois grands axes.

Le premier est une partie liminaire. On y trouve d’abord la préface de Madame Cynthia Ann McKinney, une ancienne élue américaine qui livre, dans un commentaire dépouillé et bref, de cette horreur, un regard d’intellectuelle. Puis suivent les remerciements de circonstance à tous ceux, nombreux et multiformes qui l’ont vécue, subie et ont témoigné ; aidant par ce fait à la construction de ce témoignage supplémentaire. Ensuite, l’auteur nous propose une carte du pays meurtri pour que le lecteur se repère dans les sites géographiques où tout se déroulera. Après quoi, dans une émouvante lettre de cinq pages adressée à ses amis passés et présents, l’auteur nous introduit dans l’esprit de son propos : tout en piété, en vœux, en regrets et en consternation. C’est le constat amer de la consommation de l’inévitable ; mais aussi l’appel à un sursaut collectif vers une ultime responsabilisation. Enfin, dans l’avant-propos, tout en interrogations, l’auteur analyse l’ambigu héritage et rapport que l’homme, Kadhafi, a entretenu avec son peuple ; dont le caractère obscur dit toute la quintessence de l’histoire dont il relate le caractère tragique ; et qu’on peut résumer dans la question qu’il a lui-même posée : Kadhafi était-il l’homme du peuple, de son peuple ? En effet, l’était-il ? C’est à cette question problématique que tout l’exposé de la deuxième partie tentera de répondre.

Le second axe donc, sur lequel nous nous attarderons dans l’exposé, est le plus long. Il constitue la substance même du récit, en huit chapitres qui vont de la page 20 à la page 234, (soit 214 pages), et le témoignage proprement dit. Je ne m’y attarde pas parce que j’y reviendrai.

Vient le troisième axe : fait d’annexes. Leur utilité est évidente : elle est la documentation en sources iconographiques, en reproduction de speeches ou d’observations qui authentifient le témoignage et en accentuent le caractère tragique. Ils affirment avec force ce que l’auteur a déclaré avec clarté : il était là. Ce qu’il a vu, comme il l’a ressenti, d’autres l’ont perçu de même. Il était près de certains, acteurs de premier plan et a vécu, près d’eux toujours, avec eux souvent, en eux parfois, la destruction qu’il relate et dont il livre en catharsis, la dimension regrettable. C’est en parcourant cette partie qu’on peut s’exclamer avec horreur, comme je l’ai fait : ainsi donc, c’était vrai ! C’était donc ainsi ? Trois fois hélas : c’était ainsi. C’était ainsi… Mais quoi donc était-il ainsi ? Nous le comprendrons en parcourant, par le menu, ce témoignage. Que s’est-il passé en Libye en 2011 et même un peu avant ? Laissons parler Gilbert Nkamto qui y était et vivons le drame avec ses yeux…

ll- L’ouvrage

La narration de Gilbert Nkamto est fluide. À la limite, poétique… À la manière des auteurs de thrillers d’horreur, il campe le décor du terrain de la catastrophe ante tragedicus.

Le premier chapitre s’intitule : « La Jamahiriya Arabe Libyenne à l’aube de l’attaque ». Il nous ballade à Tripoli, en février, dans une sereine quiétude où tout va pacem sereneticus… La Libye du colonel Kadhafi est paisible. Elle l’est depuis une histoire qui a connu sa rupture en 1968, quand de jeunes officiers renversent le roi Idriss, avec à leur tête un capitaine devenu depuis lors colonel : Mouammar Kadhafi.

Cette aube raconte une histoire que Gilbert Nkamto qui a délaissé son pays pour en explorer les rivages verdoyants ne peut que trouver exaltante. D’un immense territoire aride, désertique, sous-peuplé et hostile, Kadhafi a su en faire une terre prospère, accueillante, inspirante où lui, le jeune Camerounais, a pu trouver une place et une envie : partager cette exaltation avec d’autres et en diffuser l’inspiration dans la grande Afrique en panne de repères. Kadhafi l’avait fait sur trois socles.

D’abord, il avait construit un sens d’appartenance à une Libye africaine et arabe moderne, affectueuse et intègre. La richesse du sous-sol, nationalisée, avait entièrement été mise au service du peuple, produisant une douce quiétude. Le peuple lui-même, sous sa conduite, s’était laissé aller à une douceur de vivre relativement apathique dans laquelle les structures politiques, atypiques, faites d’organismes de masse, reflétaient une idéologie pas toujours comprise comme elle aurait dû l’être. Ensuite, il avait construit un sentiment africain et arabe nationaliste, fervent, fier et épris de liberté. Cette liberté, constamment menacée par ces ismes occidentaux agressifs, en faisait un territoire cerné de règnes belliqueux et hostiles qui, cent fois, étaient montés à l’assaut de la Libye et cent fois, en avaient été repoussés. Cette sensation de siège avait fini par dominer et créer une Libye en bulle, dans un océan houleux ; toujours en danger de subir des tsunamis… Et des tsunamis, il en avait subis : le dernier étant un lourd embargo imposé par les États-Unis duquel il se remettait à peine.

Le tsunami, par essence, est ce raz-de-marée venu des profondeurs de l’abîme. Pour la Libye de Kadhafi, cet abîme, ce sont les profondeurs du pays arabe d’où proviennent d’inquiétantes nouvelles. Des décennies plus tôt, en Tunisie et en Égypte, loin mais si proche de la Libye, avaient eu lieu des putschs qui renversèrent des acteurs pleins d’histoire : Habib Bourguiba ici et Anouar Sadate là. Et s’étaient installés des régimes moins emblématiques, plus compromissifs, qui avaient ouvert les masses à une dangereuse promiscuité culturelle : de l’islam – que Kadhafi entendait garder puriste – avec les valeurs dépravées de l’Occident et du socle arabe séculaire avec la notion viciée de démocratie. Tout cela avait fermenté en un bouillon rendu nocif par la terrible atonie de ces régimes. Et, tout d’un coup, du jour au lendemain, la marmite avait sauté. Au long hiver de ces États, avait succédé un printemps de masses survoltées. Soudain, les pays étaient devenus ingouvernables ; et le raz-de-marée s’étendait, violent, incoercible, jusqu’aux berges de Tripoli.

Si, comme voulaient le croire les riverains qui vécurent le basculement, la Libye n’était ni la Tunisie, ni l’Égypte, comment a-t-elle donc basculé ? En lisant Gilbert Nkamto, on en comprend l’enchevêtrement : logique, imparable ; situé dans les constrictions historiques ayant fabriqué cette Libye. Il n’est point de Jardin d’Éden sans serpent ou de paradis sans diable. Fabriquer le rêve et le miracle libyen a exigé d’en cantonner les forces hostiles dans les limbes orientaux : Tobrouk et Benghazi, devenues par la même occasion les lieux de fermentation des révoltes et le fief d’agressions et de récupérations multiples. C’était d’anodines irruptions : comme elles avaient eu lieu par le passé ; qui pouvaient encore, aujourd’hui comme hier, être dépassées ; mâtées, réduites. Mais l’Occident s’était emparé du phénomène de ces masses agitées, sans leader, à qui il voulait prêter une idéologie. Ses médias en relataient la méiose ; l’amplifiaient, la déformaient et, par-là même, la conduisaient. Ce fut brusque, soudain total. Qui perd l’avantage de la communication dans un espace survolté perd la maîtrise du cours des événements. Et, en matière d’évènements, ce qui survenait en Libye comme dans le monde arabe ne possédait aucun équivalent.

Cela ne prit que quelques jours pour diviser la Libye en deux camps et dresser les prodromes d’une guerre civile. L’un des deux était l’État des masses issu de la révolution du 1er septembre 1968 et l’autre, les insurgés rassemblés par des révoltes tant de fois mâtées et désormais légitimés par les printemps arabes, par les médias occidentaux, par le contexte international et par les lendemains de la Guerre Froide. Chacun des deux camps parcouru les sables de Libye, sous le regard médusé de Gilbert Nkamto ; essayant de s’imposer médiatiquement et de vivre – ou de survivre – politiquement, dans un dialogue de sourds qui avait d’autant moins de chance de se faire comprendre que l’ennemi qui ne dort jamais avait compris tout le parti qu’il pouvait tirer de la situation, au fur et à mesure qu’elle devenait délétère.

Nous voici au deuxième chapitre : « Kadhafi réveille son peuple ». Le constat préliminaire de la première page est criard de vérité : Kadhafi voyait les choses lui échapper. Gilbert Nkamto nous donne-là deux clés pour comprendre l’attitude des Libyens à travers la démarche de leur guide. Il comprenait que son obsession pour une Afrique unie l’avait amené à délaisser son peuple et que ce qu’il vivait-là était du ressentiment de masses se sentant abandonnées. Mais surtout, le rêve d’unir l’Afrique et de faire de sa Libye la tête de proue d’une avancée stratégique significative avait été perçu avec inquiétude de ces puissances-là qui savaient le tort historique qu’elles firent jadis à l’Afrique et le peu d’emprise – visible dans ce que la Libye son porte-parole était devenue – si celle-ci se réveillait.

Ce chapitre décrit la tentative de reprise en main de la Libye par Kadhafi qui eût sans doute empêché la déliquescence de ce pays, la guerre civile subséquente, le drame de l’Afrique noire au Sahel et au Soudan occidental et central. Ce témoignage du dedans dit clairement ce qu’il a été des efforts du Guide de la révolution libyenne et jusqu’où il a porté. Kadhafi n’était ni un pleutre, ni un adepte du compromis. Militaire dans l’âme, il comprenait les batailles en termes d’adversaires, de terrain à occuper, d’armés – donc d’ennemis – à vaincre et d’alliés à rallier. Et ce fut l’axe vers lequel porta son offensive ; axe que Gilbert Nkamto a vécu et dont il fournit les résultats.

Vient le troisième chapitre : « Les mainstream et le piège médiatique » qu’on pourrait aussi intituler le tournant. Ce tournant, dont l’ouvrage raconte le cours événementiel, est d’abord et surtout celui de la lutte du dehors contre le dedans. L’en-dedans, c’est l’habituel ; la ritournelle, si l’on peut ainsi dire ; le déjà entendu et le réchauffé que le discours officiel a rabâché en des situations difficiles. Mais celle-ci n’est pas seulement difficile : elle est aussi exceptionnelle. Un autre son de cloche, au moins tout aussi puissant, se fait entendre. C’est la voix de l’Occident certes, relayée par les médias classiques que personne n’eût entendus, s’il n’y avait le son du frère-qui-ouvre-la-porte : Al-Jezeera, cette puissante chaîne qatarie qui, mieux qu’aucune autre, sait présenter l’Occident à l’Arabe dans la langue et les valeurs qu’il comprend. C’est un terrain où, jamais le kadhafisme n’avait pensé se battre ; ni ne s’y était préparé à livrer bataille. Gilbert Nkamto le dit avec consternation : « C’est le terrain où Kadhafi s’est fait battre dès le départ ».

Curieux espace que celui de la communication en temps de guerre ! Comment des mots peuvent-ils être plus puissants que des armes ? Parce qu’ils portent des intentions. Ils créent des virtualités qui deviennent des réalités. Ils sèment l’illusion. Ils justifient le forfait. Ils vendent un concept étrange à concevoir : une Libye dictatoriale, assaillie par un despote violent, en danger d’être exterminée. Ils créent pour l’opinion, l’illusoire messianisme international tant de fois réitéré lorsqu’il est question de s’emparer d’une chose convoitée. Cette Libye fermée, on peut enfin y entrer. Et les journalistes meanstream se tinrent là pour ouvrir ses portes aux hordes avides de carnage, déferlantes.

Vient le quatrième chapitre : « L’attaque contre la Libye souveraine ». Troie fut prise lorsque le cheval entra dans ses murs. Mais pour la Libye, il n’y eut rien de tel. Une coalition qui n’avait pour elle que le prétexte rôdait à l’extérieur. Tout ce qu’il lui fallait était un peuple vociférant, aussi minoritaire fût-il ; et une autorité légale désireuse de remettre de l’ordre, aussi légale eusse-t-elle été. Les deux se trouvaient en cette jonction ; et c’était tout ce qu’il leur fallait pour leur prétention. Voilà donc les axes, bien coordonnés, qui vont s’unir pour faire tomber un des pays les plus prospères d’Afrique.

Le peuple vociférant fut mû et travaillé par des agents provocateurs qui, depuis longtemps, l’avaient infiltré et œuvraient à le déstabiliser par le fait d’hères ayant tout à gagner et plus rien à perdre : des bagnards libérés, le sursaut de la foule illusionnée, le symbolisme de l’impossible à atteindre. Cela donnait des groupes disparates et hétéroclites en branle ; que relayaient les médias stipendiés. Face à cela, un militaire – Kadhafi en était un – ne pouvait réagir qu’en militaire. De tout temps, les foules agitées ne se calment que par un électrochoc plus véhément encore. Et vint l’impensable : des casernes dévalisées, des foules peu avisées et mal encadrées s’emparant d’arsenaux, les vidant, les dispersant ; action aussi déraisonnable que logique qui ne pouvait que susciter une réaction bien plus déraisonnable et davantage logique, que l’entêtement à restaurer l’ordre.

Et lui, Gilbert Nkamto était là, voyant lentement le monde qui l’avait accueilli s’embraser. Il relate les faits qui attestent le complot : la présence de la CIA, les manipulations, la sordide propension à répandre la fausseté. C’était une guerre de l’intérieur qui commençait ; d’autant plus en danger d’être perdue que la Jamahiriya qui la livrait n’avait jamais pensé la livrer de cette façon ni ne s’y était préparée. Il faut le dire ; et Gilbert Nkamto le dit : l’attaque fut planifiée depuis les officines diplomatiques occidentales qui, en enjoignant aux leurs de quitter la Libye sans délai, en ajoutaient à la panique ambiante. Mais elles faisaient plus : elles créaient l’inévitable synergie de forces hostiles sans laquelle le soulèvement oriental de la Libye eût été une mièvre révolte. Comment décrire ce qui s’est alors passé ?

Il faut en avoir été témoin, avoir été dans les lieux et raconter le cours des évènements par maints témoignages anecdotiques de relations qui virent leur univers s’effondrer. Et pour ceux qui n’en eurent pas la chance, il faut s’abreuver à la lecture de l’ouvrage de Gilbert Nkamto dont le récit pourvoit une peinture vivifiante.

Voici le cinquième chapitre : « L’effondrement du régime Kadhafi ». Il y a trois lectures possibles qu’on puisse faire de cette tragédie : historique, médiatique et événementielle. Sur le plan historique, l’effondrement du régime de Kadhafi doit se lire dans la compréhension des contrastes libyens entre un est frondeur et un ouest loyaliste. Cette réalité, vécue, intériorisée et acceptée comme une façon d’être typique, n’avait sûrement jamais devoir être vécue au milieu d’un ensemble de facteurs improbables comme le terrible lynchage médiatique que le pays a vécu ou bien la formidable agression juridique et militaire qu’il a subie. C’est pourtant ce qui advint.

Devant cet effondrement, apparait une autre réalité : la lutte de succession au sein du clan Kadhafi dont la progéniture, issue de lits différents, a développé avec le peuple libyen, des affects particuliers et parfois – sinon toujours – antagonistes. Une guerre se livre conséquemment dans la guerre. Mais pas seulement : c’est aussi le rejet de la politique africaine du Guide que ces masses – et leurs notables – d’abord et avant tout arabes, n’ont jamais ni comprise, ni acceptée. C’est ici que Gilbert Nkamto situe le basculement. Parmi les successeurs putatifs, l’un d’eux, Saïf al-Islam, s’est imposé comme souvent dans ces cas-là, sur des purges et des mécontentements qui ont constitué, dans le cercle des puristes, le bois du brasier de la révolte. Commence le crépuscule des crapules, la saga des traîtres et agents doubles en qui les puissances ennemies vont naturellement trouver des alliés.

C’est ici que Gilbert Nkamto s’interroge : pourquoi cette obstination occidentale à abattre le Guide de la Jamahiriya ? Kadhafi a donné, récemment, des gages de fréquentabilité. Il a mis un terme à tous ses programmes d’armement de destruction de masse. Au sortir d’un éprouvant embargo, il a, fort des avoirs de son pays, constitué des placements judicieux au sein des économies occidentales surendettées. Par-là même, il les a fragilisées. L’effondrement de son régime retarde et brouille l’heure des comptes. Et la conclusion tombe comme un couperet : croire que les printemps arabes soient autre chose qu’un plan impérialiste orchestré pour abattre un mastodonte nord-africain serait naïf.

Tout comme a été naïve, la communication de Saïf al-Islam annonçant l’entrée des forces libyennes à Benghazi pour mâter la conspiration. Sur une Libye affaiblie, les prédateurs assènent l’estocade : la no fly zone. Autant en emporte le vent, pourrait-on dire. Tout se joue au Conseil de Sécurité de l’ONU que Kadhafi a justement appelé « Conseil de terreur » ; tant cet organe reflète les politiques des bourreaux. Si l’intention d’interdire les vols sur l’espace libyen était de protéger les civils, la réalité de cette interdiction fut de permettre aux forces de l’Otan de survoler le sol libyen, d’en massacrer les forces qui était déjà bombardées par les Américains depuis la Méditerranée. Le sort apparaissait comme scellé.

Nous voici rendus au sixième chapitre : « Les Missions indépendantes après les résolutions 1970 – 1973 ». Ce chapitre traite d’un pan largement méconnu de la crise libyenne : l’organisation d’une résistance intérieure centrée sur ces organisations indépendantes qui ont connu la Libye du dedans. Il faut en situer le contexte pour en comprendre la dynamique dans le récit. L’effort désespéré du Guide de reprendre l’Est d’où montait le feu de la révolte avait engendré un cadre juridique particulièrement défavorable. Les médias mainstream y avaient trouvé l’axe providentiel par lequel harceler leur proie qu’elles sentaient prête à tomber au sol. C’est alors que des profondeurs de la révolution, monta un réservoir de forces nouvelles désireuses d’apporter au Guide, l’énergie de sa société civile. Celle-ci, par habitude, représentait plutôt le creuset de forces internes qu’un mouvement de masses comme la Libye de Kadhafi secrète pour conserver son équilibre interne.

Si Gilbert Nkamto en parle ici, c’est qu’il se trouva greffé à une structure nouvellement créée en ce sens, dernière-née des forces de salut. L’intérêt de cette structure est le suivant : dans l’agonie de la fin, le Cabinet Civil du Guide s’y arc-bouta du mieux qu’il put, lui octroyant toutes les facilités possibles pour expliquer, à l’international, l’agression contre la Libye. Si, dans cette ambiance du naufrage du Titanic la nouvelle organisation parvint à se hisser au premier plan d’organe de restitution de la vérité, c’était malheureusement dans toutes les manifestions de la veulerie et de la félonie humaines en face du profit mesquin. Les forces internationales se ruaient contre le régime libyen avec, disaient-elles, l’intention d’en sauver le peuple. Mais approchées pour recevoir la substance du réel de ce que vivait effectivement ce peuple, elles s’étaient forgé leur propre réalité alternative, adossée sur des intentions aussi cupides que mesquines. Le récit n’est pas prospectif. Il est événementiel. C’est rétrospectivement que l’auteur se rend compte de la substance du tout-venant que cette ambiance de fin de monde amenait à Tripoli, attirés par les illusoires mirages d’une hypothétique caverne d’Ali Baba recelant les mirifiques trésors que l’on prêtait au Guide de la Révolution libyenne.

En lisant ce chapitre, toutefois, une observation pertinente se dégage. Les organisations indépendantes – en particulier la FFC dont Gilbert Nkamto était le vice-président – eussent pu efficacement jouer leur rôle si la coordination avait pu être la plus effective. Mais dans la Libye en cours d’effondrement, le clan Kadhafi lui-même représentait des variantes de cet effondrement. Les portions d’espace de pouvoir de chaque membre de la Famille Kadhafi jouaient les rôles de portails blindés à franchir, pour lui venir en aide. Si l’extérieur agressait la Libye et menaçait de la détruire, celle-ci se détruisait tout autant de l’intérieur. Il y a toutefois un mérite ultime à ce chapitre : dans son récit de l’effort de sauver un régime à l’agonie, il a restitué au kadhafisme, son humanité.

Le septième chapitre est écrit avec les tripes et s’intitule : « La peau noire dans la crise libyenne ». Aucun chapitre n’est plus contextuel ou consubstantiel au paradigme de l’auteur : Gilbert Nkamto et de l’aventure : celle de la Jamahiriya. La Libye de Kadhafi appartient à l’Afrique nordique, méditerranéenne, arabe et blanche. Tout dans son parcours et son histoire la rattachent au monde leucoderme contre lequel la fougue du colonel Kadhafi l’a braquée. L’histoire surtout : elle est ancienne, faite d’invasions et de vagues de peuplement. Les plus récents furent les Mamelouks, la domination ottomane de Selim et de son fils Soliman le Magnifique. Ce sont ces dominations-là qui, avec la Question d’Orient qui fut le problème de la liquidation de l’héritage turc sur la Méditerranée, ont plongé la Libye dans sa colonisation italienne, dans sa décolonisation et dans la royauté d’Idriss 1er qui n’était rien d’autre qu’un autre pachalik. Et Kadhafi vint liquider cet héritage ancien pour plonger son pays dans le panarabisme théorisé par Nasser.

Le panarabisme a connu ses heurts, mais surtout ses malheurs, avec la récurrente intervention américaine au Proche et Moyen Orients, pour des intérêts géostratégiques. Les efforts du Guide de la Jamahiriya de soulever ces masses arabes s’étant révélés infructueux, Kadhafi s’est retourné vers l’Afrique noire et vers ses Africains. Ce revirement possède une historicité. Et cette historicité a façonné, d’une certaine manière, la perception intérieure libyenne de l’homme noir ; laquelle perception s’est invitée dans la crise libyenne. De quelle façon et pour quels résultats ?

La façon d’abord : la Libye, riche, a attiré des masses paupérisées d’Africains noirs désireux d’un mieux-être. Ils y ont été grassement accueillis et se sont montrés reconnaissants pour cette générosité et bien plus précautionneux à l’égard de qui la leur a pourvue. Les Noirs immigrés en Libye aiment – que dis-je aimer ? – idolâtrent Kadhafi, le bienfaiteur, l’homme de tous les bienfaits. Ils s’en montrent fidèles et reconnaissants ; attachés et loyaux. Et ceci crée une perception qui ne manquera pas de se ressentir dans le conflit. S’il aurait pu être naturel qu’il y ait une espèce de Légion Étrangère nègre en Libye ; (légion qui, en fait, n’a jamais existé) ; la logique belliqueuse qui s’est installée l’a voulue, l’a créée et a voulu l’exorciser. Ainsi est né l’avatar du « mercenaire noir » de Kadhafi. Il est Africain, originaire du Sud du Sahara. Il soutient aveuglement le Guide honni. Le ligoter, le pendre et l’éventrer est moral, licite et fortement recommandé. Et les média mainstream qui ont pris position dans le conflit l’ont tacitement endossé, et non seulement, mais aussi ont fermé les yeux sur ce qu’on lui ferait, légitimant, ce-faisant, les abus exercés sur sa personne.

Curieuse et paradoxale dichotomie que la bataille qui s’exercera alors avec les exactions contre une seule humanité : blanche, libyenne ; ignorant les siennes sur cette autre, noire, africaine. Elle résume tout le drame communicationnel de ce complot inique. Car ici, Kadhafi, essentiellement un pragmatique, a évolué en marge d’une société qui n’a jamais adopté ses repères. Elle se sait blanche, arabe : peut-être turque ou italienne ; mais surtout pas noire et africaine. Et même, la Libye a une forte population noire qui, de tout temps, a coexisté avec la blanche. Mais dans le conflit qui la déchire aujourd’hui, principalement dans les grandes villes qui servent de zones d’affrontement, c’est là que l’homme noir, éviscéré, sert de bouc émissaire à la diatribe anti-régime de Libye.

Et voici le huitième et dernier chapitre : en quelque sorte l’hallali, que l’auteur a intitulé : « La chute de Tripoli ». En paraphrasant la Sainte Bible, on peut en dire : tout est accompli. Et le récit de décrire, en mots amers, la descente aux enfers : plus de vivres au marché… Le pain devenu rare… Les boutiques qui ferment à midi… Les longues files de plusieurs kilomètres devant les stations d’essence. Lentement, la Libye, ayant éteint le phare qui lui accordait sa luminescence, allait vers son Golgotha, cette colline de tous les calvaires où la mort ne finit plus de mourir. À Tripoli où vivait l’auteur dont l’heure des vacances avait sonné, on approchait de la fin du monde. Curieux moment que cette heure où tout est normal dans l’anormalité. Tout se désagrégeait. Mais comment partir ? Que subsisterait-il du monde qui s’effondre quand le monde, parvenu à sa fin, se serait effondré ?

Ceci est intéressant à lire de la perspective de quelqu’un qui a vécu la fin du monde. Ployant sous les coups des forces coalisées de l’OTAN et des rebelles, le régime de Libye, après avoir longtemps vacillé, s’effondrait. Là-bas, vers l’Est, Kadhafi s’était enfui à la tête d’un convoi qui n’aurait plus ni sécurité, ni abri. Dans Tripoli désertée par son chef, le rebelles du CNT soutenu par les Américains progressaient inexorablement. Le récit est doublement poignant. Ce n’est plus seulement le sort de Kadhafi, quelque part entre Benghazi, Misratah ou Adebiya qui est en jeu, mais celui de l’auteur, Gilbert Nkamto, à Tripoli, dans un secteur qui apercevait les premières colonnes de rebelles progressant. Et retranchés, les derniers fidèles se préparaient pour le baroud d’honneur. L’heure du chien et loup, quand vient la nuit alors que le jour n’est pas encore tombé. Ce fut l’heure des derniers préparatifs ; les drapeaux qu’on rapporte, le vert de la Jamahiriya remisé à regret, et le vert rouge jaune de l’immigré qui cherche désormais l’abri de sa lointaine nationalité.

Le récit se conclut dans cet autant en emporte le vent ; dans la tragédie des siècles et dans le chant des morts. Vient la nostalgie des moments sombres et les cris de douleurs où leurres et lueurs racontent les regrets et les épiques nostalgies. Au loin, Kadhafi est mort. À Tripoli, son régime est tombé. Commencent pour maints peuples, le Libyen d’abord, ceux de la bande sahélienne ensuite, le début d’indicibles souffrances. Et surnage, sur leurs malheurs, l’aura sinistre de Kadhafi, glorieux prophète, qui prédisit cette heure de malheur. Il a vécu. Oyez, Kadhafi n’est plus. Il a vécu. Sachez-le : vous le regretterez. Le naufrage du Titanic libyen consommé, comme dans la tragédie de Moby Dick, il resta tout de même un témoin pour en raconter les heures sombres, alors que, dans la pâleur des incertitudes, il cherchait son salut dans la fuite.

Voilà le récit, pour qui veut le lire ; pour qui sait le comprendre. Il comporte ses leçons. Il est écrit avec sa verve : d’un jet rageur, tout en étonnement lucide ; tout en regrets éthérés ; tout en pleurs vengeurs ; tout en acrimonie vaporeuse. Les annexes aident celui, avide de documentation, qui en recherche des preuves supplémentaires. En refermant les dernières pages de ce récit éblouissant, j’ai levé les yeux en cherchant dans les ombres qui passent le souffle de Kadhafi. Il en imprègne chaque ligne. Et sa voix y raisonne comme s’il y disait : lisez ce livre, c’est mon testament. Je l’ai lu une fois. J’en entamerai une seconde lecture ; Quand vous l’aurez lu, vous aussi, c’est ce que vous ferez.

Merci, Monsieur Gilbert Nkamto, pour ce merveilleux témoignage !

                                                      

                                                                                                       Pr. BOKAGNE Edouard